Introduction
J’ai instauré une tradition pour le mois de septembre : regarder des « films de merde ». J’entends par là des films à la réputation cahoteuse, injustement ou non, mais dont on soupçonne qu’ils pourraient cacher une pépite — une idée singulière, un geste de cinéma, un ton rare ; des films généralement décriés par la critique.
Certains se révèlent irrécupérables (au point de ne pas mériter un commentaire), d’autres ont vraiment quelque chose. Si tous ont le mérite d’exister, et que si quelqu’un les a créés, ils méritent d’être vus, certains ne trouvent aucune grâce à mes yeux. Ceux-là ne se retrouveront jamais dans mes colonnes.
Rubber n’en fait pas partie, car mon verdict est paradoxal.

Attribution : Quentin Dupieux
Univers et ambiance
Précisons tout d’abord que c’est un film français (Quentin Dupieux, alias Mr Oizo, oui oui ! Vous vous souvenez de Flat Beat ? c’est lui) : à de rares exceptions près, c’est habituellement suffisant pour moi pour être rédhibitoire. Sauf que Rubber n’est pas un film français “traditionnel”, c’est un film français “à l’américaine”.

Attribution : Quentin Dupieux
Déjà, parce que l’histoire se déroule dans le désert de Californie, auquel la photographie rend un hommage substantiel. Le minimalisme du film est servi à merveille par ce théâtre, dans lequel les décors fabriqués prennent leur place naturellement. L’esthétique est qualitative, malgré la frugalité du matériel employé (deux appareils photo pour tout le film).

Attribution : Quentin Dupieux
Ensuite, parce que le casting est constitué de quelques figures américaines connues, et pas forcément des moindres :
- Haley Ramm (Into the wild, X-Men : L’affrontement final, entre autres)
- Thomas F. Duffy (Le Monde Perdu : Jurassic Park, entre autres)

Attribution : Quentin Dupieux
Honnêtement, je n’ai su que c’était un film français qu’une fois que j’ai fini de le regarder, et que j’ai commencé à me renseigner pour produire l’article que vous êtes en train de lire. Habituellement, les “codes” du cinéma français sont faciles à lire, mais ici, je me suis fait surprendre.

Attribution : Quentin Dupieux
Notamment en ce qui concerne la musique et les bruitages : ces fameux codes “à la française” ne se retrouvent pas ici. Il en résulte une musique particulièrement bien choisie, particulièrement appropriée, ni absente ni omniprésente, juste mesurée. Je n’en attendais pas moins de Mr Oizo !
Techniquement, le film est quasi-sans-faute. Le son et l’image sont bien dignes d’une bonne production.

Attribution : Quentin Dupieux
Scénario et narration
Le postulat est simple et tenu avec rigueur. Aussi invraisemblable soit-il, il se déploie avec une cohérence interne qui force le respect. Un point intéressant : on pourrait remplacer le pneu par n’importe quel autre « vecteur » et l’architecture du récit ne s’effondrerait pas — signe d’un concept pensé en amont et d’une logique dramaturgique solide.
Le thème de l’absurde ne peut pas être abordé de façon plus claire, et l’introduction nous met les deux pieds dedans, rendant le scénario acceptable : l’histoire suit un pneu tueur.

Attribution : Quentin Dupieux
J’ai normalement beaucoup, beaucoup de mal avec l’absurde. Mais, dans le contexte spécifique de ma tradition des “films de merde”, je postule sortir de ma zone de confort. Et force est de constater que, parfois, j’accepte des choses absurdes. Je ne peux nier avoir éprouvé une certaine empathie pour ce pneu, en tout cas au début de l’histoire, avant qu’il ne se mette à tuer tout et n’importe quoi.
Malheureusement, c’est là que le film m’a perdu… Ça le rend d’autant plus frustrant qu’il écule dès les premières minutes toute question que l’on peut se poser, à commencer par : “Pourquoi ?”.

Attribution : Quentin Dupieux
Rubber interroge le « pourquoi » au cinéma et la tolérance au non-sens : que se passe-t-il quand la cause est arbitraire, mais la forme, elle, irréprochable ? Est-ce là la définition de l’art : exister sans raison ? Ou peut-être est-ce la définition de l’absurde ? L’art est donc absurde ?
Mon expérience personnelle
Vous voyez le tableau : ce film est le genre de réussites que je déteste. Il pose des questions pertinentes auxquelles les réponses ne peuvent pas l’être. Il consomme du temps de cerveau sans finalité, sans utilité. Et pourtant, je n’ai pas l’impression d’avoir perdu 1 h 30 de ma vie. Mais je n’y reviendrai sans doute pas.

Attribution : Quentin Dupieux
C’est ce paradoxe que j’évoquais en introduction : je n’ai pas passé un mauvais moment, mais je n’ai pas l’intention de le regarder à nouveau. Rubber est à la fois inattaquable et absurde. Il bouscule mes habitudes de visionnage. Et donc, je l’admire et ne l’aime pas à la fois.
Conclusion
Ce n’est finalement ni un “film de merde” (67% sur Rotten Tomatoes, j’ai regardé des films bien pires que ça et de toute façon, ma définition personnelle du “film de merde” est encore assez vague) ni une “pépite” (dans le sens où je n’ai pas adoré).
Il place un repère différenciant sur Quentin Dupieux dans un paysage cinématographique français, fade et codifié. Il prouve qu’il existe des réalisateurs français capables de s’extirper des carcans mornes et théâtraux des productions françaises. Que Dupieux fait partie de ceux qui ont osé réaliser des choses très différentes, quitte à s’exporter pour cela.
Le choix du thème de l’absurde reste un facteur négatif en ce qui me concerne personnellement, mais en aucun cas, je ne rejette les qualités techniques du film, y compris la narration ou le jeu d’acteur. Rubber a mis en lumière un type de conflit intérieur dont je n’avais encore jamais fait l’expérience. Et ce point précis justifie à lui seul que je lui consacre une page sur mon site.